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III. RÉPRESSION ET RÉFORME
Structures industrielles et soulèvements ouvriers déçus. L’année 1892 avait apporté son lot de révé-
inaugurent l’ère des masses décrite par Gustave lations sur les députés concussionnaires compromis
Le Bon en 1895, dans Psychologie des foules. Foules dans le scandale de Panama. Le 1 mai de Fourmies
er
sans visage, « gueules noires » qui remontent de avait imprimé une trace de sang dans toutes les
la mine ou y descendent et constituent une huma- mémoires. La République se retournait contre ceux
nité parallèle . Les « classes laborieuses-classes qui lui avaient remis leurs espoirs. L’abstention
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dangereuses » représentent la face noire du monde constatée aux scrutins de 1893 était le signe de
social. Un sentiment accentué par le spectacle des désaffection pour les institutions, le commencement
cortèges et des grèves qui, au tournant du siècle, d’une dépression morale. La République, comme le
deviennent plus fréquentes, plus massives, plus Dieu de Pascal, fait l’objet d’un pari : c’est le sens
disciplinées, mieux organisées, plus efficaces. On de l’exhortation de Jean Jaurès lors de son discours
dénombre 100 000 syndiqués en 1880, 400 000 en de distribution des prix au lycée d’Albi le 30 juillet
1895, un million à la veille de la Grande Guerre. En 1903 : « Oui, la République est un grand acte de
1902, la CGT compte 122 000 membres, un quart confiance et d’audace […] Elle était une consola-
des syndiqués. En 1909, la France comptait 39 mil- tion et une fierté. Elle seule avait assez de noblesse
lions d’habitants, 20,4 millions d’actifs dont 12 mil- morale pour donner à la nation la force d’oublier les
lions de salariés, position de force numérique qui mécomptes et de dominer les désastres. C’est pour-
attend d’être transformée en supériorité économique. quoi elle devait avoir le dernier mot. »
Les ondes de grèves évoluent comme la conjoncture Un nouveau personnel républicain apparut qui fit
économique. Entre les quinquennats 1895-1899 et profession de gouverner. « Ce fut peut-être l’erreur
1905-1909, la moyenne des jours de grève passe de définitive de cette génération qui n’avait pas connu
1,36 million à 4,2 millions. Ces chiffres écrêtent les les combats de ses prédécesseurs et qui oublia que
pics de grèves. Le 1 mai 1906, qui suit le coup de la politique en République impliquait de répondre
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grisou de Courrières (1 099 morts) concentre dans aux questions du moment, au niveau social comme
le Nord-Pas-de-Calais 9,4 millions de grévistes, au niveau moral ». Le recrutement du personnel
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dans une ambiance insurrectionnelle de grève politique changeait, s’embourgeoisait : en témoignait
générale : la sécurité avait été sacrifiée à la ren- l’élévation le 27 juin 1894 de Jean Casimir-Périer à
tabilité. La grève générale est possible, et soulève la présidence de la République, riche héritier d’une
un grand espoir. Elle fait partie des idées reçues en dynastie d’affaires, symbole de la domination des
France, en Angleterre, dans toute l’Europe, jusqu’en « Dynasties bourgeoises ». La recrudescence des
Russie. Elle est redoutée. Elle est théorisée : par attentats anarchistes, l’assassinat de Sadi-Carnot
Fernand Pelloutier et Girard, Émile Pouget, encore (1 juillet 1894), la « lutte contre les idées anar-
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Pelloutier et Aristide Briand, Victor Griffuelhes, la chistes » qui s’ensuivit, donnaient licence au pou-
Charte d’Amiens… En 1908, à Draveil-Villeneuve- voir de renforcer les lois de police et de réduire les
Saint-Georges, les sabres et les fusils, la main de fer libertés collectives et individuelles , au premier chef
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de Clémenceau, briseront l’âge d’or des grèves et le la liberté de la presse et la liberté de réunion. Les
rêve de la grève générale. mesures votées le 26 juillet 1894 constituaient une
machine de guerre contre toute opposition, un ins-
A. La République autoritaire trument de domination de la bourgeoisie qui devait
laisser des traces. La réaction des artistes et des
Le cadre historique et social que pouvait observer écrivains contre les « lois scélérates » dénoncées
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Sorel, que reflètent ses Réflexions, montre une par Jaurès , anticipait les grandes mobilisations de
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République brutale, abandonnée par les plus sin- l’Affaire Dreyfus , annonçait la fracture nationale, le
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cères républicains. Le boulangisme avait drainé un duel des partisans de la justice et des défenseurs
vaste mouvement populaire et social de républicains de l’ordre.
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94. Voir Diana Cooper-Richet, « La foule en colère : les mineurs et la grève au XIX siècle », Revue d’histoire du XIX siècle, 1998, pp.
57-67.
95. Vincent Duclert, 1870-1914. La République imaginée, Folio, 2021, p. 281.
96. Paroxysme de répression après l’assassinat de Sadi-Carnot. Des procès célèbres : la condamnation du publiciste Jean Graves
rédacteur d’une revue, Le Révolté, auteur de La société mourante et l’anarchie (Stock), mobilisa des écrivains de renom : Bernard
Lazare, Octave Mirbeau, Élisée Reclus. Le procès des « Trente », après le plasticage du restaurant Foyot, est mémorable par les
réponses hilarantes de Félix Fénéon aux questions du Président transformant la Cour en « tribunaux pour rire ».
97. Attaque en règle de la liberté d’expression, visant notamment la presse anarchiste provoquant le sabordage de nombreuses
publications et l’exil des journalistes.
98. Étaient traquées les idées anarchistes dans la presse, les réunions publiques ou privées, la correspondance privée.
Interventions de Jaurès à la Chambre, dans La Dépêche, etc.
99. « L’Affaire, le plus grand événement de notre époque » selon Sorel (Mes raisons du syndicalisme, 1914).
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