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de la communauté fondée sur un bien commun. est la base réelle et profonde de la distinction
Cette conception ne continue pas seulement le des classes entre les possédants, sûrs d’eux-
solidarisme. Elle le renouvelle et le refond à par- mêmes et de leur avenir, et les travailleurs sur
tir de présupposés dynamiques qui transcen- qui pèse à tout moment la menace de la mi-
dent le compromis républicain et la sociologie sère. » On retiendra l’expression inattendue de
positiviste dans laquelle il se formulait. complexe d’infériorité, très présente dans la
pensée sociale de Pierre LAROQUE et qui pré-
Telle est la toile de fond politique sur laquelle se suppose la dimension virtuellement politique de
détache la Sécurité sociale dont le syntagme contenus psychiques collectifs.
apparaît pour la première fois dans le discours
du Général DE GAULLE à Alger, le 14 juillet La comparaison du Plan français avec le rap-
1943 : ayant flétri l’indignité des élites qui ont port Beveridge met en relief sa spécificité soli-
conduit au désastre, il aspire à une nation qui dariste. Idéal de libération du besoin d’un côté,
« saura vouloir que tous, je dis tous ses enfants, idéal de transformation des rapports sociaux de
puissent vivre et travailler dans la dignité et la l’autre. La conception anglaise et la conception
sécurité sociales ». La sécurité sociale s’entend française procèdent de deux traditions poli-
donc comme un projet collectif, politique et tiques différentes :
social, dérivé d’une nouvelle Déclaration des 1°) La conception anglaise s’enracine dans une
Droits qui fonde le pacte social et assume la tradition d’habeas corpus et de libertés fonda-
Révolution française. « Car, quand la lutte s’en- mentales enregistrées dans la mémoire d’une
gage entre le peuple et la Bastille, c’est la common law dont le citoyen britannique est
Bastille qui finit par avoir tort. » La sécurité l’héritier, qui l’institue bénéficiaire passif d’une
sociale prend le sens le plus extensif : pour prestation universelle égale pour tous.
tous, elle englobe tous les aspects de la sécu- 2°) Le Plan français se réfère à un héritage
rité, politique, économique, sociale, individuelle révolutionnaire qui produit un citoyen actif,
et collective qui définissent l’équilibre social et conquérant des droits dont il fait un combat, les
la protection de ses membres. inscrivant dans la loi positive, les exerçant, les
revendiquant.
Au cours de sa séance plénière du 15 mars Pierre LAROQUE le confirme : « Le Plan de Sé-
1944 le Conseil National de la Résistance éta- curité sociale ne tend pas uniquement à l’amé-
blissait son Programme d’action de la Résis- lioration de la situation matérielle des travail-
tance qui comprenait un vaste volet social pré- leurs, mais surtout à la création d’un ordre
voyant « un plan complet de sécurité sociale, social nouveau dans lequel les travailleurs aient
visant à assurer à tous les citoyens des moyens leurs pleines responsabilités. » Telle est la base
d’existence dans tous les cas où ils sont inca- de la démocratie sociale : la gestion des
pables de se les procurer par le travail, avec caisses par les bénéficiaires, selon le principe
gestion appartenant aux représentants des mutualiste corrigé par le principe d’obligation, et
intéressés et de l’Etat ». On reconnaît dans les selon les modalités du vote mutualiste, un
termes employés une reprise littérale de la homme, une voix. Ce principe d’obligation,
constitution de l’An I (24 juin 1793) et de l’article perçu par les mutualistes comme une perver-
VIII du Préambule de la constitution du 4 sion de la liberté contractuelle, ne pouvait se
novembre 1848. comprendre qu’à la lumière de la dette sociale
ou du quasi-contrat. De même qu’il y a une
L’exposé des motifs du Plan de Sécurité dette née de la guerre et du sacrifice, de même
sociale, non publié au Journal Officiel, de la il en est une autre née du travail et du devoir de
main de Pierre LAROQUE, apparaît puissant reconstruire.
mais pragmatique. Il tient au corpus solidariste
par son souci d’unifier le corps social en répa- La déclaration des droits sociaux publiée par
rant l’humiliation collective subie par la classe Georges GURVITCH en 1944 à New-York, puis
ouvrière - son complexe d’infériorité - et en lui en 1946, en France, chez Vrin, éditeur spécia-
rendant, avec la sécurité du lendemain, son lisé en philosophie - constitue un projet de cons-
honneur. « La Sécurité sociale est la garantie titution intégralement solidariste, d’inspiration
donnée à chacun qu’en toutes circonstances, il proudhonienne, fondé sur la démocratie indus-
disposera des moyens nécessaires pour assu- trielle. Le « Droit Social » (en majuscules) s’ex-
rer sa subsistance et celle de sa famille dans prime en la première personne du pluriel, le
des conditions décentes. Trouvant sa justifica- « Nous » inaliénable, fidèle à lui-même, qui
tion dans un souci élémentaire de justice protège aussi bien contre l’allégeance au chef
sociale, elle répond à la préoccupation de charismatique que contre le despotisme imper-
débarrasser les travailleurs de l’incertitude du sonnel de la volonté générale. GURVITCH
lendemain, de cette incertitude constante qui conçoit un droit d’intégration qui abolit les sépa-
crée chez eux un sentiment d’infériorité et qui rations de délimitation ou de subordination
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