Page 7 - 070619_Lettre d'info n 25 _au tirage
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chemins de fer, 6 000 dans la métallurgie, technique de l’âge industriel rend chimériques
10 000 chutes dans le bâtiment et 250 morts. et improductives, sinon injustes, l’examen
judiciaire de l’imprudence ou de la faute. Rien
Encombrés par le nombre des litiges et cons- de moins certain que la fixation judiciaire du
cients de l’iniquité des mécanismes de répara- quantum de réparation qui laisse les parties
tion fondés sur la responsabilité pour faute, les dans l’insécurité juridique et économique. Pour
tribunaux, par analogie, fondaient la responsa- SALEILLES, « il n’y a de compatible avec les
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bilité des employeurs sur l’article 1386 relatif à besoins d’une époque d’activité que le régime
la responsabilité des propriétaires en cas de de la loi salique, système de Wergelds tarifés
ruine du bâtiment. Telle était la motivation de la d’avance ».
cour d’appel dans l’arrêt TEFFAINE.
La jurisprudence administrative devait, à son
Le 16 juin 1896 la chambre civile de la Cour de tour, accueillir la théorie du risque et l’idée de
cassation rejetait le pourvoi, confirmait l’arrêt, solidarité qui la sous-tendait. Dans l’arrêt
mais, pour la première fois, substituait l’article COUITÉAS (CE, 30 novembre 1923), le com-
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1384 à l’article 1386 , instituant une responsa- missaire du Gouvernement élevait la solidarité,
bilité générale du fait des choses qui excluait le déduite de la notion de risque social, à la hau-
défaut de fabrication ou le vice caché. Ainsi la teur d’un principe juridique : « Par les mots
Haute Cour consacrait-elle une présomption de « risque social » le législateur traduit cette idée
responsabilité sans faute, c’est-à-dire une que tous les membres de la collectivité sont so-
fiction, mais qui avait l’avantage de se maintenir lidaires, qu’un sacrifice exceptionnel rompant
dans la sphère du contrat et l’échange des nettement l’équilibre des charges et des profits
volontés. Or conserver la référence contrac- de la vie commune doit créer un droit à un
tuelle revient à conserver le salarié dans le dédommagement imputable aux « frais géné-
champ de la responsabilité. Annotant l’arrêt, raux » de la société. »
SALEILLES situe la cause de l’accident dans
« un aménagement industriel qui est le fait du La loi du 9 avril 1898, votée à l’unanimité, ac-
patron et sur la direction générale duquel ceptée par le monde ouvrier, se révèle une loi
l’ouvrier n’a aucune prise ». Son étude, les acci- matricielle, fondatrice du Social en de multiples
dents du travail et la responsabilité civile, souli- sens. Au plan matériel, elle adopte le principe
gnait que le contrat de travail, « c’est la carte d’une responsabilité sans faute et d’une répara-
forcée », c’est un contrat d’adhésion à un règle- tion forfaitaire. Au plan formel, elle est généra-
ment de travail. Adhésion ou exclusion. C’est à trice de droit et crée de nouveaux rapports juri-
prendre ou à laisser, « sauf à mourir de faim ». diques : le lien de subordination et l’invalidité du
Il identifie « des contrats d’une nouvelle espèce travail. Au plan moral, elle consacre l’ethos du
qui, socialement et sociologiquement, ne res- travail comme mode de vie. Au plan social, elle
semblent en rien aux conventions ordinaires constitue une reconnaissance du salariat
prévues par le code civil ». SALEILLES part des comme état stable, normal, généralisable. Ce
circonstances de fait et de civilisation. L’artefact faisant, elle met un terme à l’association
industriel se substitue au monde naturel. Le classes laborieuses/classes dangereuses et af-
risque est inhérent au machinisme, et par firme, au terme d’un long processus historique,
conséquent, prévisible, évitable. L’obligation de la reconnaissance sociale du travail manuel.
sécurité inhérente à la custodia, pure de toute Politiquement elle promeut les classes labo-
culpa, suspend la tragédie du singulier, arrête rieuses au rang d’acteur de la vie publique et
la roue du destin, instaure le règne de la prévi- confère à ses membres une citoyenneté réelle
sion. L’accident ne fait plus de la victime l’élu du qui donne un contenu à la citoyenneté nominale
sort. La cause de l’accident se décentre de instituée par l’accès au suffrage universel. Le
l’exécutant humain à l’agencement mécanique séparatisme ouvrier est aboli. Mais cette loi
qui l’englobe ; la responsabilité se transporte comporte un enseignement d’ordre anthropolo-
sans retour de l’ouvrier au patron. Il reste à l’un gique. Elle consacre l’avènement d’un artefact,
et à l’autre de consentir au risque, « car le fabriqué de main d’hommes, de caractère glo-
risque c’est la loi de la vie aujourd’hui, c’est la bal, la société technicienne. Elle rend caducs
règle commune » que le droit doit prendre en non seulement les articles du code civil, conçus
considération. Mais, puisque le risque est la loi pour une vie naturelle sous l’autorité du père de
de la vie, il importe de le répartir équitablement famille, où les désordres proviennent des
entre ceux qui le subissent. La puissance animaux, des serviteurs, des immeubles, mais
2 Article 1386 du Code civil (1804) : Le propriétaire d’un bâtiment est responsable du dommage causé par sa ruine, lorsqu’elle est
arrivée par une suite du défaut d’entretien ou par le vice de sa construction.
3 Article 1384, alinéa 1 du Code civil (1804) : On est responsable non-seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais
encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde.
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